8
Ce soir-là, James Mowry s’inscrivit au meilleur et plus coûteux hôtel de Radine. Si les autorités jaimecaines avaient réussi à suivre sa piste tortueuse autour de Pertane, elles avaient dû remarquer son penchant à se cacher dans les taudis et le chercheraient dans tous les trous à rats de la planète. Avec un peu de chance, un hôtel très chic serait désormais le dernier endroit où on le rechercherait. Il n’en devrait pas moins se méfier du contrôle routinier des registres d’hôtels.
Laissant son bagage, il quitta aussitôt sa chambre ; il était pressé par le temps. Il avança rapidement dans la rue sans s’inquiéter des contrôles surprises… qui, pour une raison inconnue, se limitaient à la capitale. Atteignant une batterie de téléphones publics à quinze cents mètres de l’hôtel, il appela Pertane.
Une voix peu amène lui répondit tandis que l’écran minuscule de la cabine demeurait vide. « Café Susun.
— Skriva est là ?
— Qui le demande ?
— Moi.
— C’est pas très explicite. Pourquoi la caméra n’est-elle pas branchée ?
— C’est moi qui parle, grogna Mowry en considérant son propre écran vierge. Va chercher Skriva et il s’occupera lui-même de ses oignons. Tu n’es pas son secrétaire, non ? »
Il y eut un reniflement bruyant, un long silence, puis la voix de Skriva : « Qui est-ce ?
— Montre-moi ton visage et je te montrerai le mien.
— Je sais qui c’est… je reconnais cet accent, dit Skriva. Il activa sa caméra ; ses traits désagréables envahirent graduellement l’écran. Mowry brancha la sienne. Skriva le regarda d’un air renfrogné, soupçonneux. J’croyais que tu devais nous retrouver ici. Pourquoi est-ce que tu téléphones ?
— On m’a appelé hors de la ville et je ne serai pas de retour avant un certain temps.
— Vraiment ?
— Ouin, vraiment ! lâcha Mowry. Et ne joue pas au dur avec moi parce que je ne le supporterai pas, vu ? » Il s’arrêta pour que ses paroles produisent bien leur effet, puis il continua : « Tu as une dyno ?
— Peut-être, fit Skriva, évasif.
— Tu peux partir tout de suite ?
— Peut-être.
— Si tu veux la marchandise, tu peux supprimer les peut-être et agir en vitesse. Mowry tint son combiné devant la caméra, tapota dessus et indiqua ses oreilles pour laisser entendre qu’on ne savait jamais qui vous écoutait, ces temps-ci. Tu prends la route de Radine et tu regardes au pied de la borne 33-den. N’emmène pas Urhava.
— Hé, quand vas-tu… »
Mowry raccrocha sèchement, coupant brutalement la question irritée de son interlocuteur. Il se rendit ensuite au Q.G. local du Kaïtempi, dont l’adresse lui avait été révélée par la correspondance secrète du major Sallana.
Il passa devant la bâtisse, en se tenant de l’autre côté de la rue. Il n’accorda pas grande attention au bâtiment lui-même, car son regard était fixé au-dessus de celui-ci. Pendant une heure, il erra dans Radine, sans but apparent, et étudia le secteur situé au-dessus des immeubles.
Finalement satisfait, il chercha la mairie, la trouva et répéta son action. Il se livra encore à d’autres errements dans diverses rues, admirant apparemment les étoiles. Puis il finit par retourner à son hôtel.
Le lendemain matin, il prit un petit paquet dans sa valise, l’empocha et se dirigea tout droit vers une rue très commerçante qu’il avait repérée la veille. Avec un air assuré tout à fait convaincant, il pénétra dans le bâtiment principal et prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Il y trouva un couloir étroit, poussiéreux, peu fréquenté, avec une échelle escamotable au bout.
Personne alentour. Même si quelqu’un était apparu, il ne se serait pas nécessairement montré curieux. De toute façon, il avait des réponses toutes prêtes. Attirant l’échelle à lui, il l’escalada rapidement, franchit la trappe et arriva sur le toit. De son paquet, Mowry sortit une petite bobine à induction dotée de pinces et reliée à un long fil ultra-fin se terminant par des jacks.
Il grimpa sur un mât en treillis métallique peu élevé, compta les fils des connexions téléphoniques qui se trouvaient au sommet et vérifia la direction du septième. C’est à celui-ci qu’il fixa soigneusement sa bobine. Il redescendit, plaça le fil au bord du toit et le fit doucement glisser jusqu’à ce qu’il pende de tout son long. Ses jacks se balançaient maintenant en l’air à environ un mètre vingt du trottoir.
Il regarda en bas : une demi-douzaine de piétons dépassèrent le câble sans lui accorder le moindre intérêt. Deux d’entre eux levèrent vaguement les yeux, aperçurent quelqu’un au-dessus d’eux et continuèrent leur chemin sans faire aucune remarque. Personne ne va s’occuper des activités de quelqu’un qui monte sur les toits ou lance des fils dans la rue, tant qu’il le fait ouvertement et avec un air de confiance tranquille.
Il redescendit sans problème. Au bout d’une heure, il eut répété le même exploit sur un autre bâtiment sans soulever plus d’étonnement. Il acheta ensuite une nouvelle machine à écrire, du papier, des enveloppes et une petite polycopieuse. Il n’était que midi lorsqu’il revint à sa chambre et se mit au travail aussi vite qu’il le put. Il continua sans trêve le restant de la journée et la majeure partie du lendemain. Lorsqu’il en eut fini, la ronéo et la machine à écrire glissèrent silencieusement dans le lac.
Il avait maintenant dans sa valise deux cent vingt lettres prêtes à être utilisées ; il venait d’en poster deux cent vingt autres destinées à ceux qui avaient reçu son premier avertissement. Les destinataires, espérait-il, seraient loin d’être charmés par l’arrivée d’une deuxième lettre, en attendant la troisième.
Hage-Ridarta était le deuxième.
La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept.
Après le déjeuner, il consulta les journaux du jour et de la veille, qu’il n’avait pas encore eu le temps de regarder. L’article qu’il recherchait ne s’y trouvait pas : pas un mot sur Butin Urhava. Il se demanda un instant si quelque chose avait mal tourné.
Les informations générales étaient toujours du même genre : la victoire se rapprochait encore ; les pertes au cours de l’authentique ou mythique bataille d’Alpha du Centaure étaient confirmées comme étant de onze astronefs siriens contre quatre-vingt-quatorze terriens.
En pages intérieures, dans un coin, on annonçait que les forces siriennes avaient abandonné les mondes jumeaux de Fédira et Fédora – quarante-septième et quarante-huitième planètes de l’Empire – pour « des raisons stratégiques ». On laissait aussi entendre que Gouma, la soixante-deuxième planète, risquait également d’être abandonnée « afin de nous permettre de renforcer ailleurs nos positions ».
Ils admettaient donc quelque chose qu’ils ne pouvaient plus nier : deux planètes étaient fichues et une troisième ne tarderait pas à suivre le mouvement. Quoiqu’ils ne l’eussent point déclaré, il était à peu près certain que ce qu’ils avaient abandonné, les Terriens l’avaient capturé. Mowry se permit un sourire tandis que les paroles entendues dans la pâtisserie lui revenaient à l’esprit.
« Depuis des mois, on effectue des retraites triomphales devant un ennemi démoralisé qui avance dans un désordre total. »
D’une cabine publique, il appela le Café Susun. « Vous avez encaissé ?
— On a encaissé, répondit Skriva. Et le nouveau dépôt est échu.
— Je n’ai rien lu.
— Pas de danger… rien n’a été annoncé.
— Eh bien, je t’ai déjà dit que je paye quand j’ai une preuve. Sans ça, rien à faire. Pas de preuve, pas de fric.
— On a une pièce à conviction ; à toi d’y jeter un coup d’œil. »
Mowry réfléchit à toute allure. « Tu as toujours une dyno sous la main ?
— Ouin.
— Alors rencontrons-nous. Disons à la vingtième heure, sur la même route, à la borne 8-den. »
La voiture arriva à l’heure. Mowry se tenait à côté de la borne, silhouette indistincte dans les ténèbres de la nuit, entourée de champs et d’arbres. La voiture roula jusqu’à lui, ses phares l’éblouissant. Skriva en sortit, prit un petit sac dans le coffre, l’ouvrit et présenta son contenu à la lumière des phares.
« Seigneur ! s’exclama Mowry.
— C’est pas très propre, admit Skriva. Il avait un cou solide, et Gurd était pressé. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Oh, je ne me plains pas.
— Bien sûr que non. C’est Butin qui a le droit de râler. Skriva donna un coup de pied au sac. Hein, Butin ?
— Débarrasse-t’en ! » lui ordonna Mowry. Skriva jeta le sac dans le fossé et tendit la main. « L’argent. »
Mowry lui donna la liasse et attendit silencieusement que l’autre vérifie la somme en compagnie de Gurd, à l’intérieur de la voiture. Ils décomptèrent amoureusement le joli rouleau de billets avec force lèchements de babines et félicitations réciproques.
Lorsqu’ils en eurent fini, Skriva gloussa : « C’était vingt mille tickets pour rien. Jamais ça n’a été plus facile.
— Qu’est-ce que tu veux dire, pour rien ?
— On l’aurait fait de toute manière, que tu l’aies nommé ou non. Butin se préparait à bavarder. Ça se voyait dans les yeux de ce soko visqueux. Qu’est-ce que t’en dis, Gurd ? »
Gurd se contenta de hausser un peu les épaules.
« Comme ça, on est sûrs, conclut Mowry. J’ai maintenant un nouveau travail pour vous. Ça vous dit ? »
Sans attendre de réponse, il leur montra un autre paquet. « Là-dedans, il y a dix petits trucs. Ils ont des pinces et sont attachés à un câble très mince. Je veux que ces appareils soient fixés à des lignes téléphoniques dans ou près du centre de Pertane. Il faut qu’ils soient placés à des endroits invisibles de la rue mais que les câbles puissent être vus pendant dans la rue.
— Mais, lui objecta Skriva, si on peut voir le câble, ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un arrive jusqu’au gadget lui-même. À quoi bon cacher ce qui sera sûrement découvert ?
— À quoi bon vous donner de l’argent pour le faire ? riposta Mowry.
— Combien ?
— Cinq mille guilders la pièce. Ça fait cinquante mille pour le tout. Skriva arrondit ses lèvres en un sifflement silencieux.
— Je pourrai vérifier si vous les avez bien fixés, continua Mowry, alors, n’essayez pas de m’avoir. »
Skriva prit le paquet et déclara : « Je crois que tu es dingue… mais pourquoi m’en plaindre ? »
Les phares brillèrent ; la voiture émit un gémissement aigu et s’éloigna comme une fusée. Mowry la considéra jusqu’à ce qu’elle ait disparu, puis chemina vers Radine et se dirigea vers les cabines publiques. Il téléphona au QG du Kaïtempi en prenant garde de ne pas brancher la caméra et de donner à sa voix l’accent chantant de Jaimec.
« Une décapitation vient d’avoir lieu.
— Hi ?
— Il y a une tête dans un sac près de la borne 8-den sur la route de Pertane.
— Qui est à l’appareil ? Qui… »
Il raccrocha en laissant la voix gargouiller inutilement. Ils suivraient son conseil, sans nul doute. Ses plans exigeaient que les autorités découvrent la tête et l’identifient. Il retourna à son hôtel, ressortit et posta les deux cent vingt lettres déjà prêtes.
Butin Urhava était le troisième.
La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept.
Ceci fait, il s’offrit une heure de promenade avant d’aller se coucher et il arpenta les rues en méditant comme de coutume sur l’ouvrage de la journée. Il ne faudrait pas longtemps, songea-t-il, avant que quelqu’un ne se montre curieux au sujet de ces câbles qui pendaient ; on ferait alors appel à un électricien ou un ingénieur en téléphones qui enquêterait sur place. Le résultat inévitable en serait un prompt examen de tout le réseau téléphonique de Jaimec et la découverte d’autres postes d’écoute.
Les autorités se trouveraient à ce moment-là confrontées avec trois questions insolubles, tout aussi menaçantes : qui écoutait, depuis combien de temps, et pour apprendre quoi ?
Il n’enviait pas ceux qui étaient de façon précaire au pouvoir, sujets à cet échafaudage de pseudo-traîtrise, alors que les Terriens prétendument battus s’emparaient d’une planète sirienne après l’autre. La tête qui porte la couronne n’est pas toujours à l’aise… et encore moins quand une guêpe se glisse dans son lit.
Peu avant la vingt-quatrième heure, il tourna au coin de la rue où était situé son repaire de grand luxe et s’arrêta net. À l’extérieur de l’hôtel, se tenaient une file de voitures officielles, une pompe à incendie et une ambulance. Un certain nombre de flics se faufilaient entre les véhicules. Des personnages patibulaires, en civil, rôdaient sur les lieux.
Deux d’entre eux jaillirent de nulle part et s’adressèrent à lui de façon peu plaisante.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Mowry avec la mine d’un directeur de catéchisme.
— Peu importe ce qui est arrivé. Montrez-nous vos papiers. Allons, qu’est-ce que vous attendez ? »
Avec force précautions, James Mowry glissa la main dans sa poche intérieure. Ils étaient tendus, sur le qui-vive, observant le moindre de ses mouvements et prêts à réagir si apparaissait quelque chose d’autre que ses papiers. Il sortit sa carte d’identité et la leur tendit en sachant qu’elle portait le cachet approprié de Diracta et l’empreinte de Jaimec. Puis il leur donna sa carte personnelle et son permis de circuler. Il espéra de tout son cœur qu’ils seraient facilement convaincus.
Ils ne le furent pas ; ils manifestèrent la détermination et l’entêtement de ceux qui ont l’ordre strict de faire payer quelqu’un pour une chose ou une autre. De toute évidence, ce qui s’était produit était suffisamment sérieux pour avoir dérangé un nid de frelons.
« Correspondant spécial, dit le plus grand, prononçant ces paroles avec mépris. Il leva les yeux. Comment un correspondant peut-il être spécial ?
— On m’a envoyé ici pour couvrir la guerre du point de vue uniquement jaimecain. Je ne m’occupe pas des civils. Ça, c’est pour les reporters ordinaires.
— Je vois. Il accorda à Mowry un long regard pénétrant. Ses yeux avaient la froideur emperlée d’un crotale affamé. Où obtenez-vous vos informations sur la guerre ?
— Auprès des bureaux officiels… en général au Bureau des Actualités de Guerre de Pertane.
— Vous avez d’autres sources ?
— Oui, bien sûr. Je garde les oreilles ouvertes pour recueillir les on-dit.
— Et qu’est-ce que vous faites de ça ?
— J’essaie d’en tirer des conclusions logiques, je les rédige et j’envoie l’article au Bureau de la Censure. Si on l’approuve, tant mieux. Sinon, eh bien… Il écarta les mains avec un air d’impuissance. Je laisse faire.
— Donc, dit l’agent du Kaïtempi d’un air plein de ruse, vous devriez être connu à la fois des fonctionnaires du Bureau des Actualités et de ceux de la Censure, hi ? Ils pourront se porter garants de vous si on le leur demande, hi ?
— Sans aucun doute, acquiesça Mowry, qui aspirait à quelque répit.
— Bon ! Nommez ceux que vous connaissez le mieux et nous vérifierons auprès d’eux immédiatement.
— Quoi ! à cette heure-ci ?
— Que vous importe l’heure ? C’est de votre peau qu’il s’agit… »
Cette fois, la coupe était pleine. Mowry lui assena un coup de poing sur le mufle, rapidement, férocement, de toutes ses forces et de tout son poids. Le destinataire s’affala pour de bon et pour le compte.
L’autre gaillard n’était pas un mollasson ; sans perdre de temps à s’étonner, il fit un pas de côté mais rapide en avant et fourra un pistolet sous le nez de Mowry.
« Haut les mains, espèce de soko, ou bien… »
Avec la rapidité et l’audace du désespoir, Mowry se glissa sous le pistolet, saisit le bras tendu, le fit passer par-dessus son épaule et tira. Le policier lâcha un petit cri perçant et parcourut les airs avec une aisance élégante. Son pistolet tomba à terre ; Mowry le ramassa et se lança dans le sprint de sa vie.
Virant au coin, empruntant une rue, puis une allée, il se retrouva à l’arrière de son hôtel. En passant comme l’éclair, il remarqua du coin de l’œil qu’au moins une fenêtre avait disparu, remplacée par un trou béant dans le mur. Franchissant un amas de briques et de madriers brisés, il atteignit le bout de l’allée et fonça dans la rue suivante.
Ils l’avaient donc dépisté, sans doute par un contrôle de registres. Ils avaient perquisitionné et tenté d’ouvrir sa valise avec un passe en métal. Il y avait alors eu une belle explosion. Si la chambre était pleine de gens, la déflagration avait eu la force d’en tuer une bonne douzaine.
Mowry continua d’avancer tant qu’il le put, l’arme à la main, les oreilles aux aguets. L’alarme ne tarderait pas à être donnée par la radio ; on bloquerait toutes les sorties de la ville, on arrêterait trains, autobus… tout. Il devait y arriver avant eux, et à tout prix.
Autant qu’il se pouvait, il s’en tint aux ruelles et allées en évitant les rues importantes où devaient déjà circuler des voitures de patrouille. À cette heure-ci, il n’y avait aucune foule dans laquelle se dissimuler. Les rues étaient presque vides, la plupart des gens étant au lit, et un homme armé courant dans la nuit se remarquait énormément. Mais il n’y avait rien à y faire ; marcher d’un air dégagé et innocent serait donner au piège le temps de se refermer sur lui.
Les ténèbres étaient son seul allié, sans compter ses jambes. Il arpenta une allée après l’autre, traversa à toute allure six rues, s’arrêta alors qu’il allait franchir la septième. Un véhicule farci de flics et de membres du Kaïtempi passa, les fenêtres tapissées de visages qui essayaient de regarder partout à la fois.
Un court instant, Mowry demeura silencieux et immobile dans l’ombre, le cœur battant la chamade, la poitrine se gonflant, une goutte de sueur glissant le long de son échine. Dès que les chasseurs furent partis, il traversa la rue, pénétra dans l’allée d’en face et se remit à courir. Il fit cinq pauses semblables, maudissant mentalement cette attente, tandis que des voitures de ronde scrutaient les ténèbres.
Sa sixième halte fut différente. Il se tapit au coin de l’allée tandis que des phares remontaient la rue. Une dyno tachée de boue apparut et s’arrêta à vingt mètres de lui. L’instant d’après, un civil solitaire en sortit, se dirigea vers une porte voisine et inséra une clé dans la serrure. James Mowry jaillit de l’allée, tel un chat furtif et rapide.
La porte s’ouvrit au moment où la voiture démarrait avec un cri aigu de sa dynamo. Frappé de stupeur, le civil perdit trente secondes à rester bouche bée devant son bien qui disparaissait. Puis il lâcha un juron, se précipita chez lui et s’empara d’un téléphone.
La chance tourne sans arrêt, songea Mowry en agrippant le volant ; la veine doit compenser la malchance. Pénétrant dans une large avenue bien éclairée, il décéléra légèrement.
Il croisa deux voitures de patrouille bondées ; une autre le dépassa et fila comme l’éclair. La dyno toute sale ne les intéressait pas ; ils pourchassaient un fugitif hors d’haleine, censé aller à pied. Il estima qu’il leur faudrait dix minutes avant que la radio ne les fasse changer d’avis. Mieux aurait valu abattre le propriétaire de la voiture ; mais il était maintenant trop tard pour regretter cette omission.
Au bout de sept minutes, il dépassa les dernières maisons de Radine et s’engagea dans la campagne sur une route inconnue. Il accéléra au maximum ; la voiture hurla, le faisceau de ses phares roulant et tanguant, l’aiguille des den à l’extrême limite du compteur.
Vingt minutes plus, tard, il traversait comme une fusée un village plongé dans le sommeil. Quinze cents mètres plus loin, il prit un virage, aperçut l’éclair d’une barrière blanche au beau milieu de la route, le scintillement de boutons et de casques métalliques groupés à ses extrémités. Il serra les dents, fonça tout droit sans ralentir. La voiture heurta la barrière, fit voler les deux moitiés de chaque côté et continua sa course. Quelque chose frappa son arrière à cinq reprises ; deux petits trous bien nets apparurent dans la lunette arrière et un troisième là où le pare-brise rejoignait le toit.
Ce qui prouvait que l’alarme avait été déclenchée ; les forces avaient été alertées dans un vaste secteur. Avoir enfoncé le barrage l’avait trahi. Ils savaient désormais dans quelle direction il s’enfuyait et où ils pouvaient se concentrer pour l’attendre. Mowry lui-même ignorait, en fait, où il allait. L’environnement lui était étranger et il ne disposait d’aucune carte.
Pire encore, il avait peu d’argent et plus aucun papier. La perte de sa valise l’avait privé de tout, à part ce qu’il avait sur lui, plus une voiture et un pistolet volés.
Il ne tarda pas à atteindre une intersection avec un panneau indicateur à peine visible dans chaque direction. Freinant violemment, il bondit et scruta le plus proche à la lumière diffuse des étoiles. Il annonçait : Radine 27-den. Dans l’autre sens : Valapan 92-den. Voilà donc où il se dirigeait… Valapan. Sans nul doute la police y était-elle déjà sur les dents.
Pertane 51-den, sur le panneau de gauche. Il remonta dans la voiture et tourna à gauche. Aucun signe de poursuite, mais cela ne voulait rien dire. Quelqu’un disposant de contacts radio et d’une grande carte devait manœuvrer des voitures en tous sens au fur et à mesure que l’on rapportait sa position.
À la borne 9-den, il se trouva à un nouveau carrefour qu’il reconnut. Les lumières de Pertane se reflétaient maintenant droit devant lui et, à sa droite, était la route qui menait à la caverne dans la forêt. Il prit encore le risque d’aller abandonner sa voiture à quelque trois kilomètres de Pertane. Lorsqu’on la retrouverait, ce serait pour sauter sur la conclusion qu’il s’était réfugié dans la grande ville ; ce serait autant de gagné s’ils perdaient du temps et des effectifs à remuer Pertane de fond en comble.
Revenant sur son chemin, il atteignit la forêt et marcha le long de sa lisière. Il lui fallut deux heures pour arriver à l’arbre et à la « pierre tombale. Avant cela, il dut plonger dans les fourrés à onze reprises et regarder passer des fournées de chasseurs. Il semblait qu’une véritable armée s’était mise à sa poursuite dans la nuit ; ce qui en valait la peine, s’il fallait en croire Wolf.
Pénétrant dans la forêt, il se dirigea vers la caverne.
Dans la caverne, il retrouva tout intact et en ordre parfait. Son arrivée le réjouit, car il s’y sentait aussi en sécurité qu’on peut l’être sur un monde qui, autrement, se montrait résolument hostile. Il était peu probable que les chasseurs parviennent à le pister à travers trente kilomètres de forêt vierge, si tant est que la fantaisie les en prenne.
Pendant un moment, il resta assis sur un container et laissa son esprit se livrer à un match de catch entre devoir et désir. Suivant ses ordres, à chacune de ses visites, il devait utiliser l’émetteur et envoyer un rapport précis. Inutile d’essayer de deviner ce qu’on lui ordonnerait s’il le faisait, cette fois-ci ; on lui donnerait ordre de ne plus bouger et de cesser toute activité. Plus tard, on lui enverrait un astronef qui le récupérerait et le déposerait sur une autre planète sirienne où il pourrait repartir à zéro. En passant, on laisserait son successeur sur Jaimec.
Cette pensée l’exaspéra ; c’était bien beau, de parler des avantages stratégiques à remplacer un agent connu par un inconnu ; mais cela donnait une impression d’incompétence et de défaite à celui que l’on remplaçait. James Mowry refusait tout bonnement de se considérer comme inefficace ou battu.
D’autre part, il avait accompli la Phase Un et une partie de la Phase Deux. Restait la Phase Trois, l’escalade de la tension au point où l’ennemi serait à ce point occupé à défendre la porte de derrière qu’il ne serait plus capable de tenir celle de devant.
La Phase Trois entraînerait la pose de quelques bombes placées dans des endroits stratégiques, par Mowry et par ceux qu’il paierait. Il avait le matériel nécessaire, ainsi que l’argent. Dans des containers toujours clos se trouvait suffisamment d’argent pour acheter une douzaine de vaisseaux de guerre et donner en prime à chaque membre d’équipage une grosse boîte de cigares. Il y avait aussi quarante sortes de machines infernales différentes, toutes impossibles à identifier comme telles, et toutes garanties pour faire boum au bon moment et au bon endroit.
Il n’était pas censé lancer l’action offensive Numéro Trois avant d’en avoir reçu l’ordre, car celle-ci précédait normalement une attaque d’envergure des forces spatiales terriennes. En attendant, il pouvait se débrouiller pour faire de la publicité au Dirac Angestun Gesept.
Mowry ouvrit deux containers, se déshabilla et enfila une précieuse ceinture de guilders. Puis il revêtit les habits lourds et mal coupés du paysan sirien typique. Deux tampons glissés dans la bouche, contre les joues, élargirent et arrondirent son visage. Il ébouriffa ses sourcils et coupa ses cheveux de façon à suivre la mode campagnarde du jour.
Avec une peinture violette, il donna à son visage les marbrures d’un mauvais teint particulièrement marqué. Il s’appliqua une dernière touche en s’injectant quelque chose dans la narine droite ; en l’espace de deux heures, il aurait cette légère tache orangée que l’on rencontre parfois chez les Siriens.
C’était maintenant un fermier sirien d’un certain âge, l’air rude et un peu trop bien nourri. Cette fois-ci, son nom était Rathan Gusulkin, grainetier ; ses papiers prouvaient qu’il avait émigré de Diracta cinq ans auparavant. Ce qui expliquait son accent mashambi, la seule chose qu’il ne pouvait dissimuler.
Avant de jouer son nouveau rôle, il s’offrit encore un repas à la terrienne et quatre heures de sommeil bien méritées. À trois kilomètres des faubourgs de Pertane, il enterra un paquet contenant cinquante mille guilders à la base du pilier sud-est du pont qui traversait le fleuve. Non loin de là, sous les eaux profondes, une machine à écrire gisait dans la boue.
De la première cabine qu’il rencontra en ville, il appela le Café Susun. La réponse fut prompte à venir, la voix inconnue et sèche, et la caméra ne marchait pas.
« C’est le Café Susun ? demanda Mowry.
— Ouin.
— Skriva est là ? »
Un bref silence, suivi de : « Il est dans le coin. En haut ou derrière. Qui le demande ?
— Sa maman.
— Ne me racontez pas ça ! grinça la voix. D’après votre…
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? hurla Mowry. Skriva est là, oui ou non ? »
La voix s’apaisa soudain et perdit toute consistance.
« Restez à l’écoute. Je vais essayer de vous le trouver, fit-elle, enjôleuse.
— Pas la peine. Est-ce que Gurd est là ?
— Non, il n’est pas venu aujourd’hui. Attendez, je vous répète. Je vais chercher Skriva. Il est en haut ou…
— Écoutez ! » lança Mowry. Il mit la langue entre ses lèvres et souffla de toutes ses forces.
Puis il lâcha le téléphone, jaillit de la cabine et prit la poudre d’escampette du pas le plus rapide qui n’attirait cependant pas l’attention. À proximité, un boutiquier qui prenait malencontreusement l’air sur le seuil de son magasin le regarda passer, indifférent ; de même que quatre personnes qui bavardaient avec lui. Ce qui faisait malgré tout cinq témoins, cinq signalements du type qui venait d’utiliser la cabine.
« Attendez ! » l’avait pressé la voix inconnue. Ce n’était pas celle du serveur, ni l’accent grossier et argotique d’aucun habitué du Café Susun. Elle avait le caractère dictatorial d’un flic en civil ou d’un agent du Kaïtempi. Ouin, attends, idiot, pendant qu’on cherche d’où tu appelles.
Trois cents mètres plus loin, il sautait dans un autobus. Regardant derrière lui, il ne put savoir si le commerçant et les badauds avaient remarqué ce qu’il avait fait. Le bus continua à avancer pesamment. Une voiture de police le croisa à toute allure et freina à côté de la cabine. Le bus tourna au coin de la rue et Mowry se demanda si l’échapper magnifique n’est pas mieux que l’échapper belle.
Le Café Susun était surveillé, pas de doute ; l’arrivée des flics le prouvait. Comment ils avaient pu se brancher dessus, ou ce qui les avait incités à y faire une rafle, était question à conjectures. Peut-être y étaient-ils arrivés en enquêtant sur feu Butin Urhava.
À moins que Gurd et Skriva ne se soient fait agrafer alors qu’ils se baladaient sur les toits en balançant des câbles dans la rue. S’ils avaient été capturés, ils parleraient, tout durs qu’ils fussent. Quand on vous arrache les ongles un à un, ou quand on vous applique un voltage intermittent aux coins des prunelles, le caractère le plus granitique devient positivement loquace.
Oui, ils parleraient… mais ils ne pourraient que raconter une folle histoire de maniaque à l’accent mashambi et à l’inépuisable réserve de guilders. Pas un mot du Dirac Angestun Gesept, pas une syllabe sur l’intervention terrienne sur Jaimec.
Mais il y en aurait d’autres dont le témoignage serait plus précieux.
« Vous avez vu quelqu’un quitter cette cabine, à l’instant ?
— Ouin. Un gros péquenot. L’avait l’air pressé.
— Où il est allé ?
— Là-bas. Il a pris l’autobus 42.
— À quoi ressemblait-il ? Décrivez-le aussi précisément que possible. Allons, faites vite !
— Taille moyenne, âge moyen, visage rond, un sale teint. Et un gros ventre. Il avait un falkin orange sur le nez. Il portait une veste en fourrure, un pantalon marron en velours, de grosses bottes marron. Il avait l’air d’un fermier.
— Ça nous suffit. Jalek, fonçons derrière ce bus. Où est le micro ? Il faut diffuser son signalement. On l’attrapera, si on va assez vite.
— C’est un malin. Il ne lui a pas fallu longtemps pour flairer un piège quand Lathin lui a répondu. Il a fait un drôle de bruit et il s’est enfui. Je te parie qu’il a pris le bus pour nous feinter ; il doit avoir une voiture quelque part.
— Ne gaspille pas ta salive et rattrapons ce bus. Deux gars nous ont déjà échappé. On va avoir de sacrées explications à donner si on en perd un troisième.
— Ouin. Je sais. »